Paris. Vendredi 26 mai 2017. IDS/CMA. Après 10 ans de galère, la réalisatrice d’origine saintoise Caroline Jules voit le bout du tunnel. « Tourments d’amour », son film tourné aux Saintes, sort le 7 juin à Paris après un accueil triomphal au dernier Houston Black Film Festival aux États-Unis (Grand Prix du Meilleur long métrage, Prix du Meilleur film étranger et Prix de la Meilleure photographie). O Péyi, Le Circuit Elizé fait la fine bouche. Ne salivez pas, sauf retournement de situation, vous ne trouverez pas « Tourments d’amour » à l’affiche de l’unique réseau de salles de cinéma aux Antilles-Guyane ! Caroline Jules qu’IDS a rencontré, nous raconte le making-of. Interview-vérité.
Tourments d’amour est visiblement un film intimiste, d’où vous est venue l’idée ?
L’idée du film est née en discutant autour de moi de la complexité du rapport Père/Fille qui m’interroge en premier lieu à titre personnel. Beaucoup d’hommes et de femmes avec qui j’ai pu discuter, avaient un rapport particulier au père “d’autrefois” et à la paternité d’aujourd’hui. Si la place du père au sein des familles est un thème universel, il prend une consonance toute particulière chez nous, aux Antilles, du fait de notre structure familiale matriarcale imposée par l’Histoire. Il m’importait de mettre en lumière ces petites phrases assassines qu’un parent prononce parfois sans même en prendre conscience, qui blesse l’enfant en construction et dessine les premières failles émotionnelles de l’adulte en devenir.
Pourquoi avoir choisi de tourner ce film à la Guadeloupe ?
Je tenais à traiter ce thème universel, ce drame familial, sous le soleil des Antilles, car nous n’avons pas que des comédies à présenter pour raconter notre quotidien. Cette histoire aurait pu se passer n’importe où, mais en la situant en Guadeloupe, elle se nourrit forcément de notre culture pour apporter à ce thème universel une touche caribéenne. C’est une histoire familiale simple, presque banale où chacun peut s’identifier. En “enfermant les personnages” dans cette maison de Terre de Haut, la volonté était de les placer “sous cloche” afin d’observer les moindres détails émotionnels, les moindres contradictions, les moindres failles. Les secrets de famille sont souvent traités à l’abri des regards. Lors des repérages, j’ai eu un véritable coup de coeur pour cette maison incroyable qui offrait tant de décors différents et n’imaginais plus mon film ailleurs.
Entre l’écriture et le tournage presque 10 ans se sont écoulés ! C’est si long de produire un film en 2017 ?
10 ans pour accoucher de ce film, oui !… Il y a parfois des aventures cinématographiques qui prennent plus de temps que d’autres. Tourments d’amour a été un long chemin, jalonné de difficultés à surmonter, de belles rencontres professionnelles et humaines.
S’entourer des bonnes personnes, réunir les fonds nécessaires pour tourner cette histoire telle que je l’imaginais, trouver encore des fonds une fois le tournage fini pour achever une post-production un peu chaotique, cela prend du temps.
Mais c’est le lot du cinéma d’auteur…
J’ai besoin de travailler au plus près de mon équipe, que ce soit avec les comédiens pour façonner ensemble un personnage, avec le chef opérateur pour capter la meilleure lumière, le meilleure cadrage ou le compositeur pour sublimer les scènes par la musique ; cela se travaille sur le long terme. Choisir de “belles personnes”, des gens avec qui on a envie de vivre l’aventure si particulière et éprouvante que peut l’être un film, c’est essentiel. J’ai besoin de transformer l’aventure d’un film en un partage humain, une expérience humaine qui nous nourrit. Sur ce film, j’ai été gâtée car l’équipe artistique et technique était très motivée et chacun a apporté des idées, des propositions pour aller toujours plus loin. C’est aussi ce bel échange humain qui a fait de ce film ce qu’il est aujourd’hui. J’y retrouve un peu de chacun d’entre nous, c’est un vrai travail commun. Et parallèlement à mon activité de réalisatrice, j’ai également un métier en télévision [acquéreuse des programmes courts et créations pour Canal+]. il a fallu jongler avec un emploi du temps très chargé.
Quelle est l’importance du lieu [Terre-de-Haut] pour l’histoire ?
Mon père est né aux Saintes et c’est une île où j’ai pas mal de souvenirs d’enfance. Terre de Haut a toujours eu une place particulière dans mon coeur. Y ancrer le film, ce n’était pas seulement remonter le fil vers mes propres blessures d’enfant, mais c’était aussi utiliser notre culture guadeloupéenne à travers une de ses spécificités pour symboliser cet amour filial si difficile. Ainsi, ces Tourments d’amour qui passent de main en main dans le film sont autant de tourments d’amour éprouvés. L’un des personnages les apporte au début du film, un autre les emporte avec lui à la fin, mais tous auront du mal à les “avaler” en fin de repas…
Tourments d’amour a été primé aux États-Unis mais tout au plus diffusé en Guadeloupe, au Femi 2016. On n’est jamais reine dans son pays ?
Que le Femi et Les Rencontres Cinéma Martinique aient été les deux premiers festivals à sélectionner Tourments d’amour était pour moi symbolique. A peine achevé, le film est “revenu chez lui” pour être découvert par un public “pays” et j’en suis ravie, sa carrière devait partir de chez nous. Ce qui a plu principalement au jury du Houston Black Film Festival c’est justement d’avoir pu voyager vers une autre culture, de découvrir ce que les noirs d’ailleurs ont à raconter et comment… Ils ont beaucoup apprécié ce thème universel traité à travers une autre culture que la leur. Tourments d’amour leur a paru familier et dépaysant en même temps…
Le créole est omniprésent, peut-on parler d’un film guadeloupéen plutôt que français ?
Si la réalisation prend parfois des libertés avec la réalité pour symboliser les émotions des personnages, je tenais à rester proche de la réalité dans notre façon de parler. On mêle le créole et le français sans même s’en rendre compte, au quotidien. Tourments a été pensé de même. Pour moi, oui, c’est un film antillais avant d’être français !
Après Paris, reverra-t-on Tourments d’amour aux Antilles ?
Nous avons contacté le Circuit Elizé pour essayer de diffuser le film en salles aux Antilles et en Guyane, mais malheureusement le format du film (53 minutes) ne leur a pas convenu. C’est dommage que la durée soit l’un des critères de décision, pour moi le seul point qui devrait être pris en compte est : y’a-t-il ou non un public intéressé pour ce genre de film ? Heureusement, il existe de plus en plus d’espaces aux Antilles pour que le public découvre le cinéma d’auteurs, hors des grands circuits habituels et j’espère que nous pourrons représenter à nouveau le film en Guadeloupe et en Martinique, nous avons effectivement des demandes en ce sens.
NDLR. Parallèlement à sa sortie en salle en juin, le film a été sélectionné au Palm Bay Caribe Film Festival en Floride et au African Diaspora Film Festival de Chicago